En 2021, le Cambodge était classé au 116ème rang du Gender Inequality Index du PNUD (Programmes des Nations unies pour le développement). Cet indice prend en compte le ratio de mort infantile, la maternité précoce (entre 15 – 19), la part de sièges occupés par des femmes au Parlement, la comparaison entre les hommes et les femmes ayant reçu une éducation secondaire et leur participation au marché du travail.
L’article donnera tout d’abord un peu de contexte, puis se poursuivra avec un focus sur deux militantes (dont Catherine Harry avec laquelle j’ai eu la chance d’échanger), avant de finir sur les initiatives féministes.
Contexte

Santé
Le taux de mortalité maternelle a chuté de plus de 84% entre 1990 et 2015, permettant au Cambodge de faire partie de l’un des 9 pays ayant rempli l’ODM (Objectif du Millénaire pour le développement) 5A : « Réduire de trois quarts, entre 1990 et 2015, le taux de mortalité maternelle ». Il reste tout de même supérieur à la moyenne régionale, qui est de 110 décès pour 100 000 naissances (et de 161 pour le Cambodge).
En 2015, 71% des naissances ont été assisté par du personnel de santé qualifié. En 2014, le Cambodia Demographic and Health Survey constatait qu’environ 1 femme sur 8 (12 %) âgée de 15-19 ans était déjà devenue mère ou était actuellement enceinte de son premier enfant. Ce taux varie très fortement en fonction du lieu de vie (zone rurale ou urbaine) et du taux de scolarisation des femmes.
59% des femmes de mariées ou en union de 15 à 49 ans prennent une contraception.
Éducation
Le taux d’alphabétisation des femmes est de 71% alors qu’il est de 84% pour les hommes.
Participation politique
Les femmes restent peu présentes dans la sphère politique : en 2015, les femmes occupent 20% des sièges parlementaires et 7% des positions ministérielles.
Violences
Une Cambodgienne sur cinq (âgée de 15 à 49 ans) aurait été victime de violences physiques, et 6% des femmes ont subi des violences sexuelles au moins une fois dans leur vie.
Les violences envers les femmes persistent principalement à cause de l’enseignement du Chbab Srey, un code de conduite imposé aux femmes dès le XVème siècle.
Des femmes militantes

L’exemple de Mu Sochua
Mu Sochua lutte pour la cause des femmes depuis plus de 25 ans. Elle revient vivre au Cambodge en 1989 après 17 ans d’exil, et découvre un pays dévasté par la guerre. Elle est choquée par les nombreux prédateurs sexuels qui exploitent des mineures à Phnom Penh, la capitale.
Elle devient rapidement une figure de proue du mouvement féministe cambodgien, avec l’envie de se battre pour que les femmes de la région puissent récupérer les droits dont elles ont été privées.
En 1995, elle participe à la Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes à Pékin, et décide de se présenter aux élections. Elle obtient alors un siège à l’Assemblée nationale en tant que députée, après 3 ans de campagne. Peu de temps après, elle devient Ministre des affaires féminines et des anciens combattants (de 1998 à 2004) ; paradoxalement, elle était la première femme à occuper ce poste.
En tant que ministre, Mu Sochua mène une campagne pour réduire les inégalités de genre. Pour ce faire, elle doit s’attaquer aux traditions du Cambodge. Sa campagne sera nommée « L’homme est de l’or, la femme, une pierre précieuse » , pour faire écho à l’adage cambodgien « L’homme est de l’or, la femme, du coton » qui signifie que si l’or noircit, on peut le nettoyer, mais le coton, une fois taché, le reste toujours.
Elle participe également à l’élaboration d’une loi contre la violence domestique, négocie un accord avec la Thaïlande pour prévenir la traite des êtres humains en Asie du Sud-Est et incite les ONG, les représentants de la loi et les femmes rurales à participer à un dialogue national.
A l’occasion des premières élections communales de 2002, Mu Sochua sillonne le Cambodge afin de pousser les femmes à se présenter. Fortes de cet encouragement, 25 000 femmes se sont présentées aux élections et plus de 2 200 ont été élues au sein des 1 000 communes.
Elle reçoit un Vital Voices’ « Global Leadership Award for Human Rights », et est nominée pour le Prix Nobel de la Paix en 2005. La même année, elle est élue au Parlement cambodgien, alors que les femmes ne détenaient que 10 % des sièges parlementaires à l’époque.
Le gouvernement étant particulièrement corrompu, Mu Sochua rejoint est le SRP (Sam Rainsy Party), le principal parti d’opposition. Elle est alors présidente de la Section féminine. En juillet 2012, le Parti Sam Rainsy et le Parti des droits de l’homme fusionnent pour former le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC). Mu Sochua se voit attribuer un rôle de premier plan au sein de cette coalition politique, en tant que directrice générale des affaires publiques.
Le Premier Ministre corrompu, Hun Sen, dissout le parti qu’a intégré Mu Sochua en 2017, et en menace les membres. Mu Sochua est de nouveau en exil. Depuis, elle se bat pour restaurer la démocratie au Cambodge, en rencontrant de nombreux leaders internationaux.

Échange avec Catherine Harry
La jeune Catherine Harry est youtubeuse et blogueuse, et veut transmettre un message de libération de la femme cambodgienne. Elle a d’abord eu un blog « A dose of cath », puis s’est rendue compte que son message serait plus facile à diffuser en vidéo, et elle commence alors les vlogs, avec une chaîne du même nom. Elle publie des vidéos telles que « ce que vous devriez savoir avant votre premier rapport sexuel », « Avoir des relations sexuelles sans attraper le VIH », elle parle aussi de dépistage, de voyager seule en tant que femme, ou encore des vêtements non tolérées par la culture khmère.
Avec sa chaîne YouTube, elle substitue à l’éducation sexuelle qui est inexistante dans le pays. Elle prend également en compte le fait que l’accès à la contraception ou à l’avortement ne soit pas le même dans tout le Cambodge. Elle a pu se documenter, ce qui n’est pas à la portée de tous, car peu de documents sont rédigés en khmer. D’ailleurs Catherine Harry n’est en réalité qu’un nom d’emprunt, qui témoigne de son amour pour la culture britannique. Elle partage donc ses vidéos en khmer, pour toucher la population de son pays, mais elle ajoute des sous-titres anglais afin d’avoir une portée internationale. Elle souhaite montrer aux femmes qu’elles ont le choix et la possibilité de se défaire du carcan patriarcal cambodgien.
Très peu d’influenceurs osent aborder ce sujet, car il remet en cause de nombreuses traditions, très ancrées. J’ai eu l’opportunité de pouvoir échanger avec elle à ce sujet en juin 2019.
Tout d’abord, est-ce que la sexualité est un tabou au Cambodge ?
La sexualité est un énorme tabou ici. Les gens considèrent que c’est un sujet « sale », que l’on ne devrait pas aborder, surtout lorsque l’on est une femme. Si une femme parle ouvertement de sexe, elle est vue comme une débauchée et indécente. On nous apprend même que le sexe est un péché, un acte diabolique.
C’est-à-dire que les jeunes ne peuvent pas aborder le sujet avec leurs parents ?
Les jeunes ne peuvent définitivement pas en parler avec leurs parents. Les jeunes femmes ne parlent même pas à leur mère de leurs menstruations, et les mères ne parlent pas non plus à leurs filles de la puberté.
A contrario, est-ce que dans les grandes villes telles que Phnom Penh les mœurs évoluent petit à petit ce qui rend la discussion possible ?
Les choses changent doucement, mais c’est vraiment progressif
Les agressions sexuelles et les viols sont-ils monnaie courante au Cambodge ? As-tu de nombreux cas dans ton entourage ?
Les crimes sexuels sont bien trop fréquents au Cambodge. La culture du viol prospère ici, et c’est vraiment décourageant, surtout pour quelqu’un qui s’évertue à lutter contre ça. Les gens sont conscients du problème, mais ils sont nombreux à avoir tendance à blâmer les victimes. Ça a été tellement banalisé, que cela nous donne l’impression que vivre en tant que femme signifie en partie vivre avec la possibilité d’être victime de crimes sexuels, et il n’y a rien que l’on ne puisse faire à ce propos, ce qui est vraiment préjudiciable.
As-tu reçus des messages de haine de la part de Cambodgiens qui considèrent que tes vidéos sont inappropriées ?
J’ai reçu de nombreuses réactions brutales, pas seulement de la part de Cambodgiens, mais de la part d’étrangers aussi. Les gens m’ont accusée de gâcher ma culture, de ne pas connaître ma place, m’ont dit que j’étais un objet sexuel pour les hommes blancs. J’ai également subi du slut-shaming, et à un moment donné j’ai même reçu une menace de viol.
Pourquoi as-tu commencé à te renseigner à ce sujet, et pourquoi as-tu tant voulu en parler ? Est-ce qu’un événement a été déclencheur dans ta vie pour te mener jusqu’ici ?
J’avais 18 ans quand j’ai pris connaissance de l’existence du féminisme. Ça m’a poussée à réfléchir à propos de ma vie, et la façon dont j’ai été conditionnée à penser que l’oppression et la patriarchie étaient la norme. Ça m’a rendue furieuse. Je voulais me libérer de ça, mais je voulais aussi libérer les autres femmes. C’est à ce moment que j’ai créé mon blog. Tout vient de ma colère et de ma frustration. Je suis tombée dans le féminisme extrême, dans la colère, mais je ne pense pas que l’on puisse se préoccuper à ce point d’une cause et ne pas être furieux.
Et qu’en est-il du travail au Cambodge ? En ce qui concerne les salaires, ou les métiers que les hommes et les femmes peuvent exercer notamment ?
Nous n’avons pas de données chiffrées en ce qui concerne l’écart salarial au Cambodge [écart estimé à 30% en 2022], donc il est difficile d’en être certain mais je pense que cette différence existe, comme dans les autres pays. Et oui, il y a certains métiers qui sont plutôt déconseillés aux femmes. Par exemple, il y a peu de femmes techniciens informatiques. Il ne s’agit pas que des métiers perçus comme nécessitant de la force, mais il est difficile de sortir diplômé de ces secteurs, qui sont majoritairement masculins. Et, dans certains cas, elles sont aussi harcelées pour ça.
Et comment sont perçues les femmes qui choisissent de ne pas avoir d’enfants ?
Les femmes sans enfants sont considérées comme étant « défectueuses« . Il est clair que chaque femme doit être mariée et doit avoir des enfants, et sortir de ce schéma revient à s’exclure de la société.
Après cet échange en 2019, Catherine a participé à un TEDx en 2020.
En résumé, elle raconte dans cette conférence à quel point elle a été biberonnée aux stéréotypes sexistes, ultra présents dans la société patriarcale cambodgienne. A 17 ans, elle finit par se rendre compte de la misogynie qu’elle avait internalisée, et propagée elle-même. Elle découvre le féminisme, et commence à percevoir son propre pays d’une façon nouvelle. Elle se rend compte des privilèges dont bénéficient les hommes, et sa rage nourrit sa volonté d’aider les femmes à s’émanciper. Pour ce faire, elle créé son blog, A Dose of Cath. Finalement, elle commence à filmer des vidéos qu’elle publie sur YouTube, pour s’assurer que son message ait un impact fort. Dans ce Ted Talk, Catherine raconte comment elle est devenue une des voix porteuses du féminisme dans un pays aussi conservateur que le Cambodge, alors qu’elle n’était alors qu’une jeune fille.
Les initiatives féministes
Le Phnom Fem Fest
Les associations féministes khmères se font rares : le Phnom Fem Fest (PFF) est donc un événement unique au Cambodge. Ce festival, qui s’est déroulé en février 2019, rassemblait de nombreuses activités artistiques, à visée féministe. C’est Shauna O’Mahony qui a eu l’idée de ce projet, et elle espère pouvoir toucher le plus de personnes possibles (notamment via les réseaux). Elle veut que les femmes aient l’opportunité de s’exprimer grâce à l’art (peinture, danse, débats, théâtre…). La seule activité payante du festival était l’accès à la pièce de théâtre « The vagina monologues » d’Eve Ensler. Elle espérait que cet événement permettrait à la fois de sensibiliser les Cambodgiens à l’égalité homme-femme, mais aussi de montrer aux Cambodgiennes qu’elles sont fortes, et qu’elles ont des droits. En effet, il n’y a pas de communauté féministe forte au Cambodge, et les jeunes filles n’ont pas de modèle pour dévier des normes.

Exposition « Women’s Voices » de l’AFD
La photographe cambodgienne Sereyrath Mech a immortalisé 7 femmes participant à des projets de l’AFD. L’objectif était de capturer leur détermination à faire tomber les barrières qui entravent leur émancipation, et de recueillir leur témoignage.
Lyna Nam, une jeune stagiaire en génie industriel met par exemple le doigt sur la problématique de plafond de verre, ultra présente au Cambodge : il est difficile pour les femmes d’accéder à des postes de direction.
Selon son Excellence Sopheap Tung, directrice générale adjointe du département de l’enseignement et de la formation technique et professionnelle du MLVT (ministère de l’Emploi et de la formation professionnelle), l’égalité entre les sexes commence lorsque les jeunes femmes ont la possibilité de croire en elles, de prioriser leurs propres ambitions et de saisir chaque opportunité pour améliorer leurs compétences.
C’est une longue bataille contre les inégalités de genre que le Cambodge doit encore mener. Des actions ont déjà pu être mises en place, principalement sur le plan de la santé. Malheureusement, la culture prédomine et au sein de la société, les mœurs évoluent lentement. Les Cambodgiennes peinent encore à se frayer un chemin au sein de la vie économique, politique et sociale du pays ; et sont toujours victimes de discriminations, d’agressions et de violences.
Mais de nombreuses femmes osent aujourd’hui élever leurs voix pour défendre leurs droits. Les mouvements féministes et les militantes œuvrent en ce sens ; pour développer des initiatives telles que le Women’s Media Centre of Cambodia, qui diffuse des informations à propos de la place des femmes dans la société. Ce média promeut ainsi l’égalité de genre, l’empowerment des femmes, et soulève les problématiques propres à la société khmère.
Cassandre
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